QUE NOUS ENSEIGNE LA NATURE

 

POUR LA CREATION DE VALEUR GLOBALE ?

 

 

Elise Rebut répond aux questions de Manfred Mack

 

 

Elise Rebut est responsable de la Communication Scientifique et de la Biodiversité chez Yves Rocher. 

 

Elle est ingénieur agronome et a mené des travaux de recherche en génétique fondamentale. Elle a également un mastère en management du développement durable d’HEC. Elle est l’auteur de deux ouvrages : « Les entreprises face à la gouvernance mondiale de la biodiversité » et « Après le pétrole, la nouvelle économie écologique ».

 

Manfred Mack est membre fondateur et animateur du Groupe de Réflexion « Entreprise & Avenir ». Basé à Paris, de nationalité suisse et américaine, il est conseiller d’entreprise en stratégie et en nouveaux modes de management. Il est auteur de trois ouvrages, dont « Pleine Valeur ». Cet ouvrage développe plusieurs des thèmes qui alimentent les réflexions du Groupe.

 

Les idées présentées dans cet interview sont susceptibles d’éclairer celles et ceux qui s’intéressent aux thèmes du Développement Durable et aux principes qui sont à la base de la Création de Valeur Globale.

 

Positionnement du sujet

 

Manfred Mack : Pour commencer, pourriez-vous développer une ou deux idées qui pourraient nous permettre d’entrer dans le sujet extrêmement vaste dont nous allons parler ?

 

Elise Rebut : Je commencerai d’abord par faire remarquer qu’au cours de l’histoire, les rapports Homme – Nature ont beaucoup évolué : d’une relation où l’Homme était un élément de la Nature, vers une attitude qui consistait à penser qu’il pouvait maîtriser la Nature. Aujourd’hui – ça sera le deuxième point de mon entrée en matière – on a pris conscience du fait que l’Ecosystème n’est pas seulement un producteur de ressources : il « produit » aussi une multiplicité de services (par exemple la régulation de la qualité de l’air) et nous ne sommes pas conscients de la valeur réelle de ces services, aujourd’hui largement dégradés ou gérés de façon non durable.

 

Les « Enseignements » de la Nature

 

Manfred Mack : Si l’on étudie la manière dont fonctionne la Nature et son rôle en termes de création de valeur (au sens économique) quels enseignements peut-on en tirer ?

 

Elise Rebut : Les réponses que je vais vous donner sont basées sur l’ouvrage « Le Capitalisme Naturel »  dans lequel sont développés quatre principes fondateurs qui tendent vers l’idée selon laquelle l’environnement n’est plus considéré uniquement comme un facteur de production mais comme une enveloppe qui contient, approvisionne et soutient l’ensemble de l’économie.

 

Manfred Mack : Pouvez-vous décrire brièvement ces quatre principes ?

 

Elise Rebut :

 

Les quatre principes sont les suivants :

 

Premier principe : La Nature est efficace. L’homme, avec sa technologie, l’est beaucoup moins ! On peut en donner plusieurs illustrations :

 

L’exemple de la canette de Coca. La séquence de production pour fabriquer la canette est longue et compliquée (319 jours). Son contenu est consommé en environ 1 minute. 84 % des canettes sont jetées. L’aluminium perdu permettrait de remplacer la flotte commerciale des USA tous les trimestres !

 

Plusieurs exemples qui démontrent des possibilités énormes d’accroissement de l’efficacité des ressources naturelles : l’Hypercar (2L/100 km), l’ampoule basse consommation, une bananeraie non chauffée installée dans un environnement où la température extérieure est de - 40° (Rocky Mountain Institute).

 

Des exemples de bio mimétisme : Ce sont des conceptions  qui « imitent » la nature, profitant de ses 3.8 milliards d’années de R & D ! Exemple le train japonais à grande vitesse dont la pointe avancée a la forme du bec d’un martin pêcheur.

 

Dispositif de la Loi Grenelle 2 : Expérimentation dont le but est d’informer le consommateur de l’équivalent carbone des produits et de leur emballage ainsi que d’autres indications de l’impact sur les milieux naturels.

 

 

 

Deuxième principe : La Nature fonctionne en boucle. La Nature et ses écosystèmes peuvent nous inspirer pour mettre en œuvre une « économie circulaire ».

 

Dans la nature rien ne se perd. La notion de déchet n’existe pas. Les premiers pas faits dans de sens sont le tri, le recyclage et le souci du cycle de vie des produits. Il reste beaucoup à faire. Les experts ont imaginé 3 stades de progrès vers la mise en œuvre d’une véritable économie circulaire. Ils estiment que la plupart des entreprises actuelles en sont aux stades I ou II.

 

L’exemple connu de Kallundborg (Danemark) est un modèle. Ici, 6 industries différentes (production électrique, raffinerie, usine pharmaceutique, exploitations agricoles,…) sont interconnectées et fonctionnent comme un système en boucle fermée.

 

Un autre exemple d’économie circulaire est celui d’une raffinerie végétale : production de carburants et d’autres produits (pour la pharmacie, l’alimentation, le bâtiment, etc.) à partir de plantes.

 

En synthèse, on peut dire que cette nouvelle conception de l’économie, apporte de nombreux avantages mais elle pose d’importants défis, en particulier la volonté de transparence des partenaires concernés.

 

Manfred Mack : Voilà deux principes dont on voit bien l’intérêt des enseignements. Et les deux autres principes ?

 

Elise Rebut :

 

Troisième principe : La Nature est un tissu complexe d’échanges et de services

 

L’enseignement que cela suggère est d’évoluer, à l’image de la nature, vers une économie de services (ou de fonctionnalités) dans laquelle on n’achète plus des produits mais où l’on est fourni en services. Le glissement est, ici aussi, amorcé (exemple : Vélib’).

 

Plusieurs autres exemples peuvent être donnés : acheter des kilomètres, plutôt que des pneus (Michelin) ; proposer la location et l’entretien de moquettes plutôt que leur vente (Interface) ; vendre la mise à disposition et le recyclage de solvants et non les solvants eux-mêmes (Safechem).

 

Plusieurs avantages découlent de ces approches, parmi lesquels une meilleure éco - conception des produits et services, la consolidation du tissu social local par la création de nouveaux emplois de proximité non délocalisables (formation, maintenance, réparation).

 

 

 

 

Quatrième principe : Il faut investir dans le capital naturel

 

Les experts définissent le « capital naturel » comme l’ensemble des systèmes écologiques qui soutiennent la vie. Le capital naturel est différent du capital réalisé par l’homme car, précisément, il ne peut pas être produit par l’être humain. Un exemple est l’ensemble des écosystèmes qui entretient la fertilité du sol.

 

Investir dans le capital naturel vise à entretenir et restaurer les services écosystémiques dont l’économie dépend. Une étude intitulée « L’Economie des Ecosystèmes et de la Diversité » (P. Sukhdev, 2008 – 2010) estime que l’érosion de la biodiversité représentera 7% du PIB mondial d’ici 2050 !

 

On peut donner, ici encore, quelques exemples :

 

Un projet de restauration écologique du bassin versant des Catskills Mountains (N.Y.) qui est moins onéreuse que la construction d’une nouvelle station d’épuration.

 

Une démarche de conseil et rémunération par Nestlé des exploitants agricoles pour l’adoption de pratiques plus durables liées à la gestion de zones de captage.

 

La mise en place par Veolia,  pour une unité de traitement des eaux à Berlin, d’une comptabilité des flux de biodiversité et de services écosystémiques. Ceci est susceptible de réorienter le contrat de Veolia vers une plus grande intégration de la qualité du bassin versant.

 

Des Pistes d’Actions

 

Manfred Mack : Les enseignements que vous évoquez apportent beaucoup pour une réflexion sur la Création de Valeur. Pourriez-vous maintenant décrire quelques idées pistes permettant d’appliquer les enseignements décrits ?

 

Elise Rebut : Je peux effectivement essayer d’esquisser quelques pistes. J’en proposerai quatre.

 

Première piste : Réinvestir dans le capital humain

 

On imagine le chemin à parcourir en comparant les deux observations suivantes :

 

Aussi longtemps que l’on s’accroche à l’idéal obsolète selon lequel l’entreprise doit utiliser le plus de capital naturel possible et le moins de personnes possible, il sera impossible de soulager les blessures de la Société ou de « sauver la Nature » (Interview de Muriel Péricaud, directrice générale des Ressources Humaines, Danone).

 

Selon l’OIT, 30% de la population active ne parvient pas à trouver un emploi ou exerce un emploi tellement minime ou subalterne qu’elle ne réussit pas à vivre ou à faire vivre sa famille (remise en question de la notion de dignité ; impression donnée à un tiers de la population de ne « pas avoir besoin d’elle » !).

 

 

Deuxième piste : Intégrer les feedback environnementaux dans les stratégies d’entreprise

 

Il s’agit d’aller vers des changements profonds et non pas de mesures superficielles.

 

Il faut s’imaginer plusieurs niveaux de changements, allant du minimum (conformité avec la réglementation) au plus fondamental (management intégré de l’immatériel). Cette graduation va dans le sens d’une plus grande Création de Valeur à terme et d’une plus grande intégration dans l’entreprise.

 

On peut prendre un exemple – celui de la chimie végétale, comme alternative à la chimie du pétrole. L’utilisation des agro ressources sera dans un premier temps élargie à des marchés de masse, comprenant des agro carburants et des agro combustibles. Un aspect positif en est le fait de favoriser la relocalisation de l’économie. A terme, les agro ressources s’orienteront de façon importante vers l’industrie de la chimie pour laquelle elles constitueront vraisemblablement des matières premières incontournables.

 

Troisième partie : Définir une offre intégrant les spécificités des stakeholders

 

Il s’agit de faire correspondre de façon vertueuse les enjeux des différents acteurs ayant un lien avec l’entreprise.

 

Certaines entreprises émettent des messages qui se caractérisent par de l’incohérence communicationnelle (exemple d’une publicité Audi). Des approches plus évoluées dans le sens de la « Logique de preuve ». Exemple : Goodguide.com est une application I Phone permettant de scanner les codes barre afin d’obtenir des informations « DD » sur des produits en rayon.

 

La filière Saro d’Yves Rocher au Sud-Ouest de Madagascar est un bon exemple. Yves Rocher aide les producteurs locaux à améliorer leurs pratiques, ce qui conduit à une amélioration du fonctionnement de la filière, avec des effets bénéfiques (Création de Valeur) de part et d’autre.

 

Cette piste implique une vision claire des rôles et interactions des différents acteurs : l’environnement, l’entreprise donneuse d’ordre, les clients, les acteurs en amont de la chaîne de valeur et, dans certains cas, une ou plusieurs ONG qui peuvent avoir un rôle de « surveillant ».

 

En conclusion, on peut voir les effets sur la création de valeur globale. La valeur pour le client augmente sous l’effet de plusieurs facteurs : la confiance (en un produit qui respecte l’environnement), le fait que ceci donne du sens à l’achat (consom’action…) et le sentiment de participer indirectement au projet de la filière. Le coût pour l’entreprise est réduit comme conséquence de différents facteurs : meilleure approche d’achat de matières premières, mutualisation des démarches entreprise – fournisseurs, définition commune des modes de travail.

 

Quatrième piste : Une mission sociale élargie

 

L’entreprise, tout en créant de la valeur pour elle-même et ses proches partenaires, est appelée à jouer un rôle de contributrice à certains aspects de la « gouvernance mondiale » (valeur sociétale).

 

Déploiement dune politique de co-responsabilité : multi acteurs, interterritoriale, intersectorielle, intergénérationnelle. Elargissement de la notion de capital : capital humain, capital naturel.

 

Extension de cette politique de co-responsabilité, y compris à d’autres entreprises du vivant, par exemple l’émergence d’approches collaboratives inédites entre concurrents, par exemple pour la définition de règles communes.

 

Je concluerai par cette belle idée de Bruno Latour qui préconise une redéfinition de l’activité scientifique et politique, cette dernière étant comprise comme l’élaboration progressive d’un monde commun !

 

Manfred Mack : Merci, Elise, pour cet échange éclairant !